Ma mère était hipster – Trois Paysages de Danse K par K / Karine Ledoyen
Karine Ledoyen offrira au public de La Rotonde ses Trois paysages les 10, 11 et 12 avril prochains dans la salle Multi de Méduse. Voici une critique de Nayla Naoufal, parue sur Ma mère était hipster, le 14 février 2013, lors de son passage à l’Agora de la danse et Tangente, en février dernier.
«78% de diazote, 20% de dioxygène, des poussières de divers gaz: je vous présente l’air terrestre, incolore, intangible, inodore. Dans Trois Paysages, une création poétique, onirique et pluri-immersive, la chorégraphe Karine Ledoyen cherche à lui donner une forme palpable, visible et audible. Et pour matérialiser quelque chose d’insaisissable, quoi de mieux qu’un obstacle, qu’une entrave? Au cœur de la création se trouve une machine éolienne construite par le compositeur de musique Patrick Saint-Denis et consistant en un mur formé de 194 feuilles de papier. Animées par des ventilateurs, celles-ci ondulent, se gondolent, vibrent en fonction des mouvements de quatre interprètes, Sara Harton, Fabien Piché, Eve Rousseau-Cyr et Ariane Voineau.
La pièce prend également appui sur une idée génialement simple: inviter chaque soir une personne du public à contribuer à la création, «à faire, pour le bien de tous, le plus grand sacrifice que pourrait faire un spectateur, c’est-à-dire renoncer à voir le spectacle». De cette manière, Ledoyen comble l’absence et le néant qu’évoque l’air pour elle. Pour la première, c’est Daphné Laliberté, choisie au hasard dans la queue, qui joue la fille de l’air. Celle-ci porte non seulement un nom prédestiné – ne dit-on pas «libre comme l’air»? – mais exerce également la profession d’hôtesse de l’air!
Dans le premier paysage, les danseurs installent Daphné Laliberté dans une chaise en face d’une caméra et lui mettent des écouteurs sur les oreilles. Sur le mur, on voit apparaître d’immenses yeux, qui tantôt s’ouvrent, tantôt se ferment. On devine que ce sont les yeux de Laliberté et que celle-ci se plie à des consignes qu’elle seule entend. Sara Harton entame un dialogue dansé avec le mur éolien. La gestuelle est inventive, fluide, circulaire, organique. Déployée au sol, cette gestuelle est très légère, comme si Harton «avait eu aux pieds de petites ailes» comme dans un poème de Rilke.
Le solo de Harton est suivi d’un duo, puis d’un trio, puis d’un quatuor. L’écriture chorégraphique devient à la fois verticale et horizontale, mais elle est toujours aérienne, alternant envolées et chutes, pour remonter de plus belle. Spirales, tours, suspensions, jeux à deux avec la gravité, roues… Très physique, exigeant à la fois technicité et musicalité, la gestuelle coule de source dans les corps des interprètes très talentueux de Trois Paysages. Du reste, toute la pièce est un long fleuve tranquille et invite à la contemplation et à l’immersion dans cette poétique des ailes dont parlait Bachelard, dans une esthétique de l’envolée. Y contribue la trame sonore composée par Patrick Saint-Denis, incorporant les bruits du vent, du ressac et des vagues, les stridulations des insectes, des sons électroniques du genre ambiant… Daphné Laliberté prend physiquement part à la création, se lève, interagit avec une danseuse qui lui prend les mains et danse avec elle un slow. Dans le deuxième paysage, Laliberté a les yeux bandés et, assise, effeuille un bloc de papier, puis effectue une marche lente à travers la scène. Dans le troisième tableau, elle se retrouve derrière le mur et on aperçoit son ombre qui gonfle un ballon. L’air, toujours l’air et ses mille manifestations physiques…
Ce qui est passionnant dans Trois Paysages, c’est qu’une personne non-danseuse du public – qui assistait à son deuxième show de danse contemporaine – ne voyait ni le public, ni la création, mais était vue de tous, tout en vivant une expérience propre à elle. Il y avait donc trois dimensions d’immersion, trois bulles: celle, exclusive de Laliberté, celle des interprètes et celle des spectateurs, avec toutes les variations individuelles de perception et d’expérience que cela implique.
Et lorsque j’ai demandé à Daphné Laliberté si elle regrettait de ne pas avoir vu le spectacle, elle m’a assuré avoir vécu une expérience particulière, un peu comme si elle était au SPA. Le deuxième soir, ce sera à son tour d’assister au show et au tour de quelqu’un d’autre de renoncer à voir.
Dans Trois Paysages, il y a un mur. Mais ce n’est pas un vrai mur. Il se déplace, bouge, se referme, change de forme. Peut-être que, dans une prochaine création de Karine Ledoyen, il volera en éclats.»
Source: Ma mère était hipster, Nayla Naoufal
Trois paysages sera présenté par La Rotonde les 10,11, 12 avril 2013 à 20h, à la salle Multi de Méduse.