La musique, une vérité indiscutable | Tiffany Tregarthen et David Raymond à propos de Me So You So Me
Article de Tiffany Tregarthen et David Raymond, traduit de l’anglais au français par Marie-Hélène, paru sur le site du Voir le 16 janvier 2014
En 2006, lorsque nous avons découvert le travail du musicien Asa Chang, nous vivions à Anvers et étions affairés à jeter les bases de cette collaboration qui allait devenir Out Innerspace Dance Theatre. Asa Chang, percussionniste japonais, a fondé le Tokyo Ska Paradise Orchestra et s’est joint, un peu plus tard, au programmeur et guitariste Hidehiko Urayama ainsi qu’au joueur de tabla indienne U-zhaan, ce qui a donné le jour à une musique qui défie les genres déjà existants qu’ils diffusent à l’aide d’un système de son portatif de type Jun-Ray Tronics. Les rythmes percussifs des langues japonaise et anglaise, alliés à ceux de la tabla et d’éléments de production sonore électronique, vont au-delà des frontières connues et permettent de nouvelles manières de raconter et accueillir des histoires à travers la musique. Les genres féminin et masculin, dans les textes liés à la musique, partagent une rythmique particulièrement riche, composée d’infimes détails qui nous ont tout simplement séduits. Nous nous sommes alors mis à rechercher et conserver précieusement toutes les pièces d’Asa Chang sur lesquelles nous parvenions à mettre la main. Nous venions de trouver en musique ce que nous souhaitions accomplir grâce à notre médium, la danse. Il nous fallait également demeurer à l’affût, car nous envisagions que ce travail nécessiterait une nouvelle approche de la musique de notre part en tant qu’interprètes afin que le processus fonctionne.
La pièce Me So You So Me est tirée de notre vie quotidienne en tant que couple, réimaginée à travers des influences culturelles, esthétiques, populaires et personnelles. Nous avons colligé une panoplie de références à partir du chien de la famille jusqu’au personnage principal de Léon: Le professionnel (film de Luc Besson), en passant par Popeye, Astro Boy, Araki Nobuyoshi, Mortal Kombat et même des cowboys, pour servir d’ADN aux personnages auxquels nous voulions donner vie et à la danse que nous souhaitions créer. Nous avons regardé une tonne de dessins animés pour observer la violence qui y est acceptée de manière intrinsèque, la psychose animée que l’on voit souvent chez les personnages qui nous sont présentés et ce que nous n’avons pas peur de qualifier de récit extrême d’histoires! Puis, à tous les jours nous fermions nos yeux en écoutant la musique d’Asa tout en se décrivant, l’un à l’autre, ce que nous ressentions et ce que nous voyions. Des alter-egos en sont nés et sont venus teinter notre vie quotidienne. Par exemple, nous nous sommes retrouvés à considérer le fait de brosser nos dents et de nous quereller comme de véritables actions de recherche en danse!
Lorsque nous avons investi le studio, nous nous sommes immédiatement concentrés sur la musique comme si elle constituait un dogme, avec l’espoir que cela provoquerait l’émergence d’un nouveau vocabulaire dansé, issu de la densité, de la richesse et du caractère imprévisible des compositions musicales d’Asa Chang. Nous étions complètement dédiés à la musique et ce processus devenait, par moments, épuisant. Mais simultanément, il nous demandait de profondément mettre l’accent sur les endroits et les manières dont nous trouvions notre inspiration, les méthodes dont nous usions pour transformer inspiration en création, puis la façon dont nous exprimions et incarnions le résultat. Nous nous en remettions à nos voix contrastantes et à notre rigueur habituelle pour élargir nos perceptions et les bases qui font de nous qui nous sommes, et y engagions toute notre imagination. Il était primordial de toujours considérer le corps comme une ressource disponible pour la musique et nos idées, comme des concepts physiques et non psychologiques.
Nous avons pensé qu’Asa et ses collaborateurs avaient certainement dû remettre en question leur processus créatif, leurs instruments, et jusqu’à eux-mêmes en tant qu’individus pour arriver à créer une musique aussi indéfinissable et offrir à tous les auditeurs qui la rencontreraient ce quelque chose qu’ils ne savaient pas encore qu’ils souhaitaient ardemment! La musique nous a tracé une carte virtuelle qui nous a guidés vers ce qui nous est apparu comme une créature sauvage dominant une planète aride, rencontrant une jeune femme avec des élastiques de caoutchouc, dotée de l’ADN d’un félin apparemment issu de la mythologie romaine, ayant perdu de vue sa trajectoire. Ce qui est extra, c’est qu’on y décèle aussi de notre histoire d’amour de tous les jours!
Nous avons repoussé nos limites dans le travail en exploitant la relation qui existe entre nous à travers des personnages mortels et attachants : nos monstres intérieurs frisant la caricature, des enfants, des animaux, afin de montrer combien nous pouvons être différents et semblables à la fois. Nous nous demandions : “Comment me vois-tu?, Qu’est-ce que je veux être à tes yeux? Avec toi? Pour toi?” Puis, le titre de la pièce nous est venu… Me So You So Me. Nous étions si engagés dans cette nouvelle méthode de travail à partir de la musique qui nous menait sur un territoire totalement nouveau et inventif qu’il a complètement changé la manière dont nous poursuivons notre création en danse. Nous n’utiliserons probablement pas toujours cette méthode dans le futur, toutefois, à ce moment-ci, elle nous pousse à développer d’autres processus de recherche ensemble, à deux, ainsi qu’à continuer d’explorer les langages qu’elle a fait émerger de et en nous.
par Tiffany Tregarthen et David Raymond
Traduction de l’anglais au français : Marie-Hélène Julien