Chroniques du regard 2014-2015 – Ravages par Alan Lake
Ravages, c’est quoi? Ravages, c’est un spectacle de danse contemporaine pour 4 interprètes. Il inclut des éléments filmiques et scénographiques qui sont intimement liés au produit chorégraphique. Tous les éléments choisis y sont au service d’un grand tout, spectacle métaphorique et envoûtant d’une durée totale d’une heure.
C’est pour vous si vous aimez les images fortes et l’univers d’Alan Lake, jeune chorégraphe et artiste multidisciplinaire qui a déjà présenté à la Rotonde Chaudières, déplacements et paysages (2009) et Là-bas, le lointain (2012 et 2013).
C’est pour vous si vous voulez voir ce tout nouveau spectacle qui a été très bien reçu par le public et la critique lors sa création à Montréal dans la saison de Danse Danse.
Alan Lake évolue, ses œuvres aussi. Toujours aussi ardent et passionné, le jeune chorégraphe arrive à Québec avec le plus récent spectacle de la compagnie Alan Lake Factori(e), qui a déjà été présenté 5 fois à la Cinquième Salle de la Place des Arts à la mi-avril.
Création
L’aventure de Ravages a commencé lors d’une « retraite fermée » d’un mois pour lui et son équipe d’interprètes (Dominic Caron, David Rancourt, Esther Rousseau-Morin et Arielle Warnke St-Pierre) pendant l’été 2014. Ils se sont isolés pour y tourner un film qui deviendrait éventuellement le terreau de base du travail chorégraphique. Ils avaient comme but de se couper de certaines distractions extérieures, d’éviter les influences artistiques indues et de se concentrer sur leurs contacts avec la nature du comté de Portneuf, ses côtés bucoliques autant que ses intempéries.
À partir de cette recherche In Situ et des images enregistrées, Alan Lake a retenu et mis en scène, à échelle réduite, certains événements insolites ou même catastrophiques (inondation et tornade) qu’ils ont expérimentés dans leurs corps et dans leur créativité lors de cet isolement volontaire et temporaire. Ceci en utilisant trois champs de recherche interreliés (danse, cinéma et arts visuels), les thèmes récurrents du corpus d’Alan Lake (comme les cycles de la vie et de la mort), ainsi que la volonté de créer sur scène des « paysages » autant concrets qu’atmosphériques.
La première phase du projet a donc été le tournage d’un film (dont le montage reste à terminer avant que celui-ci puisse avoir une vie autonome) effectué lors d’un séjour d’un mois avec son équipe de création. Le projet a ensuite évolué à travers une série de résidences, dont celle de Circuit-Est en décembre 2014 à Montréal.
Les interprètes et créateurs ont puisé dans leurs expériences certains aspects sombres et lumineux de la condition humaine pour en faire un spectacle dans lequel le résultat visuel incorpore des images symboliques et abstraites, rituelles et chamaniques. La musique, composée et préenregistrée par Antoine Berthiaume, se veut parfois épique ou atmosphérique, utilisant parfois des sons concrets mais aussi beaucoup d’instrumentations (percussions et guitares) permettant de développer un univers mélodique.
Du film tourné en 2014, il en reste quelques images projetées sur différentes surfaces pendant le spectacle. Le reste du travail de montage permettra éventuellement la création d’un film d’une vingtaine de minutes qui pourra ensuite avoir une vie autonome.
Gestuelle
Ceux qui connaissent les œuvres précédentes du chorégraphe retrouveront une gestuelle connue, effectuée avec aisance par les interprètes, alternant les moments de calme et de chaos composés de roulades, de portés tourbillonnants et de replis sur soi ou dans les bras d’un autre. « La danse d’Alan Lake est tour à tour raide et musclée, puis sensuelle et arrondie, avant de s’assagir pour raconter une nature calme, propice à la sérénité ou à un soupçon de sacré. » Philippe Couture dans Voir.
Les corps, telluriques, recherchent parfois la fusion et savent s’abandonner, devenant tour à tour charges pour l’autre ou soutiens de celui-ci, démontrant une adaptabilité aux événements et conditions présentes. Quelques mouvements de groupes synchrones dans des phrasés complexes sont mis en scène mais on assiste surtout à des duos. Et comme le décrit Iris Gagnon-Paradis dans La Presse, en attribuant au spectacle 4 étoiles sur 5 : « Les corps s’y projettent les uns contre les autres, tourbillonnant et s’abandonnant aux mains d’autrui, en parfait accord avec la musique organique et enveloppante… La catastrophe imminente, la mort, n’est pas loin, la tempête gronde, et c’est à une danse sans retenue, instinctive, primale et mue par l’urgence de vivre, de se réinventer dans le chaos que nous convie Ravages. »
Alan Lake aime travailler avec la matière organique. Elle est présente dans le spectacle, mais encore plus dans les images filmées que sur la scène. Des structures mobiles forment la scénographie, qui intègre aussi des écrans diaphanes permettant un peu de magie, de distanciation, de nouvelles mises en contexte ou d’enrichissement des actions scéniques.
En passant par la bande
Alan Lake a voulu éviter les influences extérieures lors de la création de Ravages mais j’ai quand même voulu savoir où se situaient ses allégeances artistiques. Du côté des artistes visuels et plasticiens, Alan Lake s’est dit en général intéressé et influencé par les oeuvres de Matthew Barney, un artiste américain travaillant avec le dessin, la photographie, le film, les installations vidéos et la sculpture, ainsi que par les œuvres de Robert Rauschenberg, dont les réalisations ont alterné entre peintures et gravures, en passant par la photographie, la chorégraphie et la musique.
Du côté de la danse, il se dit attiré par les œuvres de Hofesh Shechter et l’esthétique scénographique de Nathalie Pernette qui a entre autre créé en 2006 une danse pour elle-même et 50 souris.
Pour ma part, je rapproche beaucoup le travail d’Alan Lake à celui des artistes multidisciplinaires nippo-américains Eiko & Koma dans leurs intérêts communs pour la rencontre entre les éléments de la nature et de l’humain qui l’habite, dans leurs intérêts de l’utilisation de matière concrète dans les danses (scéniques autant que filmiques) et dans leurs questionnements philosophiques sur l’impact des relations qu’entretiennent les humains avec la nature. Pour un reportage assez complet sur ces deux artistes actifs depuis les années 1970, voir My Parents, partie 1 et partie 2. Pour un exemple du travail de Eiko et Koma, voici quelques images de Raven (2009) et de Mourning (2007). « Mourning is a grieving not only for man’s cruelty to man, but a remorse for the pain that humans have inflicted upon the earth and all of its living beings » nous disent les artistes, une phrase qui pourrait aussi commenter l’approche artistique d’Alan Lake.
Et je présente en finale un lien vers l’artiste Izima Kaoru qui se permet une esthétisation de la mort en créant des photographies de paysages grandioses et tragiques.