Chroniques du regard 2013-2014, No8: Lorganisme, Je suis un autre de Catherine Gaudet
Cette fois, je commence ma chronique par quelques phrases qui sonneront comme une imprécation : vous aimez être à l’affût et découvrir de nouveaux talents, vous aimez les œuvres fortes et déstabilisantes, vous aimez la danse actuelle et originale. Le spectacle « Je suis un autre » est pour vous. Ne le manquez surtout pas. Vous risqueriez de le regretter, d’être passé à côté de l’œuvre légèrement subversive[i] d’une jeune chorégraphe qu’il faut commencer à surveiller car, même si elle en est à sa première visite à Québec, Catherine Gaudet commence déjà à diffuser à l’international.
La danse
Dans un espace nu, un duo (qui n’est pas un couple) vient au monde. Tout au long du spectacle, dans une intimité qui touche l’inconscient et tout en déboulonnant les conventions sociales, l’identité de chacun est questionnée : Qui suis-je en moi-même ? Qui suis-je en rapport à toi ? Et toi, qui es-tu ?
Les deux personnages sont un peu les Ines Pérée et Inat Tendu du théâtre de Réjean Ducharme : deux orphelins-jumeaux en quête d’une place dans la société mais surtout dans l’œil de l’autre. Ils vivent devant nous une odyssée d’états de corps[ii], un périple psychologique, un jeu du chat et de la souris naïf mais corrompu. Leurs jeux sont gémellaires ou amoureux, parfois violents, parfois empreints d’un humour décalé, toujours cruels de réciprocité pour les alternances de rôles dominant-dominé.
La construction chorégraphique
En collaboration avec les interprètes, la chorégraphe a créé « un duo homme-femme un véritable concentré de réflexions existentielles qui questionne aussi l’écriture chorégraphique. »[iii] Utilisant une signature de mouvements singulière, elle se démarque des chorégraphes montréalais plus connus, autant dans sa composition que dans son écriture chorégraphique.
Au départ, dans le cadre de son mémoire de maîtrise en danse à l’UQAM, Catherine Gaudet a créé quatre courtes capsules chorégraphiques (avec les interprètes actuels). Ensuite, le trio d’artistes a continué à chercher ensemble « à quoi pourrait ressembler le corps dansant si on le mettait dans une situation x et qu’il était libre de résonner en fonction des sensations, des émotions et des répercussions physiques induites par cette situation. »[iv]
Au résultat final, sur scène, les interprètes sont intenses, le jeu devient particulièrement théâtral et chacun des mouvements est lié à un état psychologique clair. Le travail de la voix, parfois surprenant, s’insère de façon naturelle dans des mouvements travaillés en studio qui sont « parti(s) d’images claires ou de situations claires qui faisaient germer un mouvement ou un état de corps, qui entraînaient des sensations ».[v]
Durant le travail de création, tout comme en performance, s’ensuit chez les danseurs un flot de sensations envahissant les corps. Ceux-ci doivent réagir sans se soucier des conventions sociales et des standards établis. De nouvelles façons de bouger surgissent, fournissant de nouveaux états de corps qui amènent à leurs suites images, personnages et situations renouvelées.
Les points forts
– Les interprètes Caroline Gravel et Dany Desjardins sont fantastiques : il y a là des leçons à tirer du côté intégrité, honnêteté et simplicité (nudité sans provocation), mais aussi du côté liberté et laisser-aller.
– La singularité du propos et la vérité sous-jacente de ce qui est présenté sur scène : les propositions sortent de sources profondes et bien senties.
– La construction chorégraphique : elle happe les spectateurs dans l’univers proposé en lui laissant peu de répit tout au long du spectacle. Le contenu peut parfois mettre le spectateur mal à l’aise (moi, j’aime ça!).
– La production : les éclairages et le montage musical appuient efficacement et simplement la danse sans jamais l’écraser.
Pour terminer, je vous conseille le court extrait https://vimeo.com/52081441 (03 : 17), présenté comme suit : « Ma vie a un petit arrière‐goût de confusion. Je ne suis pas ce que je présente au monde. Ce que je veux dire n’a pas de commune mesure avec ce qui sort de ma bouche. Je surveille mes commentaires, je retiens mes gestes, je ne me lance pas spontanément sur l’objet de mon désir et mon corps ne se liquéfie pas lorsque j’essuie l’échec. Je me contiens. Je demeure droit. Souriant. Social. J’ai ma fierté. Mais en dessous, je suis une zone ambiguë et floue, je suis tout et son contraire. Je suis végétal, animal, matière en devenir. Je suis un autre. »
Pistes d’observation et d’analyse
Pour continuer sur la lancée d’une chronique récente[vi] et afin de stimuler les débuts de conversations, voici de nouvelles questions d’ordre critique et esthétique que vous pourrez vous poser:
1.- Comment la première image vous a-t-elle informé sur le contenu du spectacle ?
2.- Avez-vous parfois ressenti un malaise face à ce qui vous était présenté? Si, oui à quel sujet ?
3.- Pouvez-vous identifier différentes manières qui ont servi à déconstruire la dernière valse ?
4.- Comment avez-vous réagi à l’image qui termine le spectacle ?
[i] Catherine Gaudet déclare: « Je vois une forme de subversion dans le fait de présenter au spectateur quelque chose d’ambigu, de complexe et de le laisser faire l’effort de se forger lui-même une idée de ce qu’on voulait lui dire. » https://www.dfdanse.com/article1485.html
[ii] Philippe Guisgand définit l’état de corps comme « l’ensemble des tensions et intentions qui s’accumulent intérieurement et vibrent extérieurement » dans https://perso.univ-lille3.fr/~pguisgand/downloads/Etat%20de%20corps_Tag%20Cloud.pdf . Voir aussi le dossier spécial de la revue Spirale 242 (automne 2012) : https://www.spiralemagazine.com/parutions/242/textes/dossier.html
[iii] https://www.lyoncapitale.fr/Journal/Lyon/Culture/Dossiers/Esprit-critique/La-Maison-de-la-danse-sort-les-griffes-de-l-audace Publié le 26/03/2014
[iv]https://www.danscussions.com/2012/03/danscutons-avec-catherine-gaudet-pre.html
[v] https://www.danscussions.com/2012/03/danscutons-avec-catherine-gaudet-pre.html
[vi] Voir ma chronique No 5. Presque toutes les questions posées à propos du spectacle « Me So You So Me » s’appliquent ici.