Chroniques du regard 2013-2014, No4: Bach : le mal nécessaire de Mario Veillette
La longue traversée : Dans cette chronique du regard, l’objet observé est mon propre spectacle « Bach : le mal nécessaire ». Cette fois-ci, mon regard est donc porté sur un produit qui m’habite depuis des mois et sur une chorégraphie que je connais par cœur. Je porterai un regard autoréflexif et parlerai surtout du processus artistique et créatif qui m’a permis d’amener le projet à terme. « La longue traversée » est le titre d’une section du spectacle. Ce titre sied aussi très bien au processus de création ayant mené au spectacle.
Amorces : La recherche, basée sur la musique de Bach, a été amorcée il y a trois ans. Elle s’est ensuite poursuivie par intermittence (dans une série de rencontres allant de 2 à 10 jours) avec différents groupes d’interprètes plus ou moins familiers avec mon œuvre. Finalement, elle nous a conduits jusqu’à une résidence de création-production en septembre dernier, dans la Salle Multi de Méduse, le lieu qui accueille le spectacle final.
Ce ne sont pas tous les créateurs qui travaillent de la même manière mais, pour ma part, j’ai toujours les antennes un peu ouvertes et, quand une idée créatrice surgit (thèmes de chorégraphie, format de spectacle, méthodes de travail, …), je la prends en note et la garde en réserve pour utilisation éventuelle dans un futur projet. Quand un projet se matérialise, je commence par fouiller dans mes notes. Lorsque j’ai pris la décision de travailler sur la musique de Bach, j’ai donc commencé par rechercher quels fils s’étaient tendus malgré moi pendant que ma créativité était en jachère, entre deux projets concrets. Ces fils ont ensuite été triés et ramassés pour devenir piste. Il fallait ensuite clarifier la piste, l’éclairer, la débroussailler, s’y attacher, la suivre, l’élaguer, en faire une autoroute. En cours de recherche, il aura ensuite fallu tester la piste (directions, forces d’attraction, capacités évocatrices), ajouter les éléments manquants, vérifier mes capacités d’adaptation au projet ainsi que la viabilité (faisabilité) de celui-ci.
Départ : Dès le départ, je voulais travailler avec la musique de Bach, dans des arrangements classiques, mais aussi avec des arrangements faits par un compositeur contemporain (qui serait sur scène avec les danseurs ou pas? La question s’est posée.). Je voulais également travailler l’idée d’un groupe de personnes. Pour moi, sept était le nombre idéal de participants. Enfin, dès les premières rencontres, la décision fût prise de tout miser sur la danse, donc de garder la scène nue : pas de décor, pas de projections, pas d’accessoires, pas de scénographie, … comme dans mon spectacle précédent « Père et mère ».
J’aime prendre mon temps lors des recherches et créations. J’aime aussi prendre du recul entre les sessions de travail, question de renouveler mon regard. Il fût donc décidé assez tôt qu’on se rencontrerait en plusieurs étapes, pour des durées différentes, à préciser chaque fois selon les besoins et, surtout, tenant compte qu’il fallait accorder les horaires de 8 pigistes.
Affluents : Tout en travaillant sur les chorégraphies du spectacle (en collaboration avec les danseurs), j’ai eu la chance de faire partie du comité de professionnels qui se rencontrait périodiquement afin de développer la charte des compétences du métier de chorégraphe[i]. Cette recherche affutait ma vigilance en studio et dans la préparation/mise en œuvre de la chorégraphie. Je pouvais dorénavant nommer clairement mes activités et leurs tâches associées tout en identifiant mes forces et mes faiblesses. En puisant dans la liste des onze champs de compétences, je pouvais me répéter le mantra : « Un chorégraphe doit être capable de … »[ii]
Tout au long du travail, je me suis aussi parfois référé aux guides classiques de création chorégraphique, quelques-uns plus anciens traitant surtout de la danse moderne (The Art of Making Dances de Doris Humphrey; L’outillage chorégraphique de Karin Waehner ) ou d’autres plus récents (les leçons de William Forsythe[iii] à partir d’improvisations). Mais comme mon entraînement de chorégraphe à l’Université Concordia m’a surtout outillé en création post-moderne, disons que beaucoup de mes outils sont inspirés de Merce Cunningham (collages, intervention de la chance et du hasard, contraintes conceptuelles visant éventuellement l’organicité du mouvement, etc.).
Je suis aussi retourné visiter l’œuvre de chorégraphes qui sont inspirants pour moi : Lin Hwai Min[iv] pour ses fabuleux mouvements de groupe et la simplicité de son travail, Saburo Teshigawara[v] pour sa recherche qu’il nomme parfois post-butô et la grande Maguy Marin[vi] pour la connexion entre mes thèmes et les siens, en particulier entre mon projet Bach et sa chorégraphie Points de fuite.
Produit : Une fois le projet amorcé, c’est lors des rencontres en studio (mon étape préférée) que le plaisir a débuté et que les découvertes ont commencé à se faire. Un projet artistique, pour moi, doit porter sa grande part de nouveauté et d’inconnu car un projet dont le résultat est exactement ce à quoi on avait rêvé est signe qu’on n’a pas été attentif ou sensible aux accidents de parcours. Ils ne peuvent qu’enrichir le projet de celui qui sait bien les canaliser et je crois fermement qu’un travail de création n’est pas une voie pavée qui mène au Royaume d’Oz (la « Yellow Brick Road » toute tracée d’avance qu’on n’a plus qu’à suivre).
Quand je regarde ma planification originale, j’y retrouve des segments qui ont été travaillés en studio puis abandonnés, pour finalement revenir plus tard. J’y retrouve aussi des segments travaillés qui ont été évacués du projet et remisés pour une éventuelle utilisation future ainsi que des segments tués dans l’œuf. D’autres enfin qui sont apparus comme par magie lors des différentes improvisations ou recherches.
Des surprises, il y en a plein dans le spectacle final : beaucoup de courses, des utilisations inédites des voix et des sons, une théâtralité qui peut provoquer des malaises. On retrouve aussi des portés surprenants, des actions de prime abord anodines mais qui prennent une signification nouvelle, des relations riches en rebondissements dramatiques et des situations parfois loufoques.
Le tout est inclus dans une présentation (de 64 minutes, en 5 sections) qui mise sur la puissance du geste et de la simplicité. Une présentation qui ne cherche pas l’intensité mais consciente que cette intensité se dévoilera bien toute seule dans la vérité du geste.
Pour terminer, je me permets de paraphraser Picasso : la confection (de ce spectacle) n’a pas été très longue mais la préparation m’a pris toute une vie.
[i] Le Regroupement québécois de la danse (RQD), en collaboration avec le Conseil québécois des ressources humaines en culture (CQRHC), publiait récemment le Profil de compétences du chorégraphe. Préparé par 19 chorégraphes-experts et un comité consultatif, le document se penche sur onze champs de compétences propres au métier de chorégraphe. Il vise notamment l’actualisation et la bonification des programmes de formation de niveau supérieur en création chorégraphique.
https://www.quebecdanse.org/images/upload/files/ProfilCompetencesChoregraphes.pdf
[ii] Onze champs de compétences, professionnelles et générales, qui représentent une fonction ou une responsabilité majeure dans le métier ont été ventilées en énoncés de compétence pour être ensuite « décortiquées » en tâches spécifiques ou en habiletés. Par exemple : pour concevoir une œuvre chorégraphique (champ de compétence), une personne doit être capable de (énoncés de compétence) : 1. Puiser dans son imaginaire; 2. Identifier une ou des idées maîtresses; 3. Développer une idée maîtresse.
[iii] Il existe sur Youtube une multitude de vidéos sur les techniques d’improvisation de Forsythe. Il aussi intéressant de l’entendre discuter de ses chorégraphies, comme par exemple sur Synchronous Objects au https://youtu.be/xqlq3q5RMrc (09 : 33)
[iv] Lin Hwai Min : (Compagnie Cloud Gate Dance Theater of Taïwan)
« Oculus » : https://youtu.be/j2IgVWQ6Cy8 (10 : 11)
« Moon Water » : https://youtu.be/LgP4YY4Ko8M (04 : 14)
[v] Saburo Teshigawara : Compagnie Karas (post-butô)
« Para-Dice » : https://youtu.be/AzTEt5s7B8A (24 : 33)
« Mirror and Music » : https://youtu.be/qrnz7641cBE (01 : 07)
[vi] Maguy Marin :
« May b » : https://youtu.be/_pVc210o-eY (08 : 18)
« Groosland » : https://youtu.be/J_KWpbXsNG I (06 : 45)
« POINTS DE FUITE », réalisation Luc Riolon https://vimeo.com/40446304 (19 : 32)