Chroniques du regard 2013-2014, No1: compagnie Alan Lake Factori[e], Là-bas, le lointain d’Alan Lake
Ma troisième saison des chroniques du regard
Encore une fois cette année, j’aurai le privilège de partager avec vous le fruit de mes réflexions par rapport aux spectacles présentés par la Rotonde. Mes textes découleront d’un premier visionnement du spectacle et souvent d’une entrevue avec l’artiste chorégraphe. Dès maintenant et jusqu’au spectacle The Tempest Replica, qui clôturera la saison à la fin mai, je partagerai avec vous (et continuerai à approfondir) ma connaissance du milieu et de la pratique si riche de la danse contemporaine.
Les thèmes des spectacles, les façons d’aborder un sujet ou un concept ainsi que les méthodes de création sont toujours mes sujets de prédilection. Dans mes articles de la saison 2013-2014, les spectacles continueront d’être mis en contexte et situés dans leurs courants esthétiques, artistiques ou sociaux.
Je réitère ici que je n’essaierai pas d’expliquer en mots les danses et les spectacles car, tel que mentionné dans mes chroniques des années précédentes (toujours accessibles sur le site de La Rotonde), la danse est une expérience sensible/émotive/artistique qu’il vaut mieux faire en direct, en assistant aux spectacles dans leurs lieux de diffusion, avec les artistes vivants devant soi.
Pour continuer à faciliter votre contact avec les œuvres chorégraphiques, cette année encore, je poursuis plutôt mon offre de fenêtres, de clés, de portes, de couloirs et de ports d’accès permettant des rencontres fructueuses avec les différents spectacles.
Là-bas, le lointain
Pour commencer la saison, l’ardent et passionné Alan Lake présente Là-bas, le lointain, une œuvre qui témoigne de sa double formation en danse et en arts visuels[1]. Spectacle chargé émotivement, en reprise 18 mois après sa création, cette œuvre multidisciplinaire traite surtout d’une présence échappée, d’une disparition énigmatique.
Quatre personnages habitent la scène, le plus souvent en solos ou en duos, rarement tout le monde ensemble. Les sections sont courtes et les interactions, surtout au début, se font alors que les visages des danseurs restent à l’abri du regard des spectateurs. Les thèmes exposés oscillent entre l’oubli et le manque. Souvent pendant le spectacle, les personnages s’étreignent et habitent un temps le même espace spatio-temporel mais ils semblent rester séparés, comme s’ils arrivaient de dimensions différentes. L’ensemble de l’organisation scénique renforce le concept en jouant avec ce qui est proche et ce qui s’éloigne, flottant entre la présence et l’absence, oscillant entre le départ et l’arrivée.
Le spectacle est de facture contemporaine puisque non strictement chorégraphique : on y retrouve tableau vivant, film, danse et installation. Chaque partie fait écho aux autres et l’esthétique se propage d’un médium à l’autre, par ricochets. La compréhension d’une séquence trouve écho dans une autre et le chorégraphe espère que la sensibilité du spectateur à une partie intégrera et éclairera les autres éléments du spectacle, dans une concordance qui les reliera les uns aux autres. Il espère que l’élément X d’une partie donnée, par une série de détours et d’empreintes, restera en mémoire et aura un effet sur l’appréhension de la suivante.
Les installations scéniques du spectacle sont lourdes et chargées, toujours présentes et peu mouvantes (manipulées à vue par les danseurs). Les corps dansants sont à proximité du public et les images filmiques sont présentées comme les témoins d’un autre temps, d’un autre lieu, mais dans une causalité évidente. Cet ensemble compose dans la perception du spectateur une espèce de paysage dont les limites de chacun des éléments semblent se dérober, se délayer ou s’interpénétrer. Qu’est-ce qui appartient en propre à la danse, au film, à l’installation ? Chacun de ces éléments pourrait-il exister sans les autres ?
C’est avec tous ces éléments d’introduction que je vous invite à voir Là-bas, le lointain, à vous en imprégner en laissant votre regard voguer s’une scène à la suivante, d’un aspect de la construction chorégraphique à un autre. En vous laissant libre de vos jugements et appréciations car le chorégraphe contemporain laisse une part de responsabilité aux spectateurs. Il expose sa matière sans en forcer le sens. C’est au spectateur de faire travailler son regard, comme l’explique Alain Mons :
« Le regard devient nomade, mobile, ambulant et se constitue comme interface. Il est ce qui devine, s’insinue entre les choses et produit de la fente ou de l’interstice dans le réel présent et représenté. Dans la circulation des images, dans l’échange des lieux, le regard opère des passages incessants entre ce que nous percevons, ce que nous entrevoyons et ce qui nous reste inaccessible, visuellement du moins. » « Les lieux du sensible », Alain Mons, © CNRS éditions, Paris, 2013. p. 243
[1] Les activités créatives de Alan Lake Factori[e] Land s’articulent en deux volets distincts : le premier est consacré à la création chorégraphique pour la scène et le deuxième permet la réalisation d’œuvres chorégraphiques dans des médiums variés : films, installations, sculptures…Ce cycle productif instaure un système de recherche, de création propre à la compagnie. Sans ordre particulier, d’une pièce peut découler un film et inversement, d’une installation peut naître une écriture chorégraphique… (Note tirée du site https://www.alanlake.net/ )