Chroniques du regard 2012-2013, No 7 : Compagnie Cas Public, «Variations S» d’Hélène Blackburn
Un peu partout dans le monde, la saison de danse 2012-2013 est marquée par le centième anniversaire du Sacre du printemps, un ballet chorégraphié à l’origine par Vaslav Nijinski sur une musique composée par Igor Stravinsky. Présentée en première à Paris en mai 1913 par les célèbres Ballets russes de Serge Diaghilev, cette création reste encore de nos jours un événement phare du monde de la danse et de la musique. En rupture avec les créations de l’époque: «La chorégraphie avait un caractère novateur, tournée vers le sol et non vers l’immatériel. La musique était rugueuse pour l’époque»1, ce spectacle provoqua de violentes réactions au moment de sa création (émeute et batailles dans la salle, totale incompréhension du public) qui sont très bien montrées dans quelques films historiques2.
Du point de vue chorégraphique, ces réactions étaient dues au nouvel esthétisme proposé, situé loin des canons de l’époque proposés par les autres compagnies, et même loin des propositions précédentes des Ballets Russes (la compagnie présentait le Sacre lors de sa sixième saison). Du point de vue musical, le choc était dans la composition elle-même de Stravinsky, qui offrait au public une musique totalement révolutionnaire, considérée aujourd’hui comme l’œuvre qui a bouleversé les fondements de la musique et jeté les bases de la musique contemporaine.
Depuis un siècle, un grand nombre de chorégraphes se sont penchés sur ce point tournant de l’évolution artistique occidentale et de très nombreuses versions du Sacre ont été proposées. On en trouve au moins 180 versions différentes3 et chacun veut donner sa propre vision de cette histoire sacrificielle (car le Sacre original traite d’un rituel chamanique incluant le sacrifice d’une jeune vierge afin d’assurer pérennité de l’espèce, fécondité et renaissance). Comme introduction à la diversité des propositions chorégraphiques, je propose un document visuel sur Internet intitulé STRAVINSKY The Rite of Spring FOUR VARIANTS qui présente des extraits de quatre versions créées entre 1913 et 2008, dont une re-création de l’originale de Nijinski.
Parmi les œuvres des chorégraphes les plus connus à l’international, les versions historiques de Maurice Béjart (1959) et de Pina Bausch (1975) demeurent des incontournables. Cette année, de nombreux chorégraphes réputés, souvent associés à des compagnies majeures, s’y attaquent encore. Pour n’en nommer que trois: Sasha Waltz pour le Ballet du Mariinsky, Wayne McGregor pour le Bolchoï3 et Akram Khan pour sa propre compagnie.
Parmi les chorégraphes québécois et canadiens ayant créé leur version du Sacre, notons Marie Chouinard, Ginette Laurin, Daniel Léveillé et James Kudelka. Dans un domaine un peu connexe et plus près de nous, il ne faut pas oublier l’expérience performative de l’artiste catalan Roger Bernat présentée par le Mois Multi, en février 2012.
VARIATIONS S
Ajoutant à cette pléthore de propositions, Hélène Blackburn s’amène donc avec sa version intitulée Variations S, une chorégraphie énergique pour 9 danseurs (il seront 7 sur scène à Québec), en lien avec l’adolescence: son énergie, sa fougue et ses passions. En lien aussi avec les caractéristiques de cette étape de la vie: les extrêmes et les découvertes, les éveils et les sacrifices. Chaussés d’espadrilles, de bas, de pointes ou pieds nus, les danseurs ne lésinent pas sur la dépense physique. Ils accompagnent parfois la danse en comptant jusqu’à 7 (l’utilisation de comptes irréguliers fait partie de la révolution de Stravinsky) et se rencontrent dans une multitude de portés (néo-classiques dans leurs formes).
Le spectacle est technologique. Un disc-jockey est présent en fond de scène, à vue du public. Certaines de ses actions sont projetées sur grand écran. Ses manipulations et ajouts sur la musique originale de Stravinsky sont très efficaces et offrent une valeur ajoutée. Pendant de brefs moments, des percussions en direct rajoutent à l’ambiance encore un peu plus de l’excitation et de la turbulence propre à l’adolescence. Sur l’écran en fond de scène roulent parfois certains textes qui installent la trame narrative du spectacle. Y sont aussi projetés certains mouvements des danseurs captés en direct.
Le spectacle attire aisément l’adhésion du public, les ensembles chorégraphiques sont assez simples mais diablement efficaces. On peut aisément suivre les trajectoires chorégraphiques et les processus d’accumulation à la base des compositions. Le public peut aisément se connecter aux bassins qui se balancent et nous reconnectent avec le «Pelvic power» ainsi qu’à l’esthétique vidéo-clip de la finale (show de boucane, lumière bleue éclairant les danseurs en contre-jour, effet de «mob»).
Étant donné l’intégration culturelle de la musique de Stravinsky (elle est beaucoup moins choquante à nos oreilles qu’elle ne l’a été pour le public de 1913) et les interventions très efficaces du compositeur, Martin Tétreault, les apports technologiques ainsi que l’approche contemporaine et accessible de l’ensemble de la proposition, cet opus du Sacre ne provoquera aucun scandale chez-nous en 2013. Il assurera plutôt une identification de la part du public (jeune comme adulte) qui pourra se laisser emporter par une fougue printanière et une folle envie de bouger, ne serait-ce que pour sortir de l’hiver québécois trop long pour aller «exulter» un peu, comme dirait le poète.
1 Sylvie Jacq-Mioche, historienne et professeur d’histoire de la danse à l’École de danse de l’Opéra de Paris, citée dans Danses avec la plume
2 Voir le film français « Coco et Igor » de Jan Kouken (2009) ou le film américain « Nijinski » d’Herbert Ross (1980).
3 Cette création sera présentée au Québec dans les cinémas Cineplex le 31 mars 2013.
La Rotonde présente Variations S à la salle Multi de Méduse du 20 au 23 mars.