Chroniques du regard 2012-2013, no 5 : Fleuve | Espace danse, 73° Nord de Chantal Caron
Dans la Salle Multi de Méduse, la compagnie Fleuve | Espace danse propose une expérience un peu hasardeuse: celle de transférer en salle, dans une boite noire et sans aucune scénographie, une chorégraphie créée à l’origine pour être dansée sur le rivage du fleuve St-Laurent.
L’œuvre présentée, 73° Nord, fait partie d’un corpus de danses in situ que Chantal Caron présente depuis quelques années, avec grand succès. Créées à partir des inspirations émergeant du cadre de vie de la chorégraphe, les danses tirent leurs origines d’éléments observables sur le bord du fleuve: mouvements de vagues, actions des vents, bruits de bateaux… des éléments qui enrichissent aussi les performances extérieures lorsqu’elles sont présentées sur les berges.
Mais, surtout, ce sont les grands oiseaux migrateurs (leurs rassemblements, mouvements de masse ou individuels, destinées et combats pour la survie…) qui allument la créativité de la chorégraphe. Dans 73° Nord, en plus de transposer en danse sa vision de la matière vivante, du varech, des rouleaux de mer, des oisillons qui doivent casser la coquille pour pouvoir grandir, Chantal Caron présente des personnages qui apprennent à regarder l’autre et l’environnement. Dans la création de cette danse, comme dans la vie des oiseaux, les interprètes ont dû trouver leurs rôles (mâle ou femelle, dominant(e) ou pas). L’identification des personnages a ensuite été utilisée pour définir la trame dramatique du spectacle (duos, duels, etc.). Le résultat intègre aussi un rapport au combat pour la survie des oiseaux migrateurs, ceux-ci devant affronter tout au long de leurs vies la nature et ses contraintes, les vents, les humains et autres prédateurs.
Les interprètes de la chorégraphie sont pour la plupart des pigistes montréalais, collaborateurs expérimentés et fidèles aux œuvres de Chantal Caron. Pour cette création, ils ont eu un accès directs aux éléments d’inspiration de la chorégraphie (observation des oiseaux et des rivages) sur vidéo et lors de séjours à St-Jean-Port-Joli. La plupart d’entre eux ont déjà dansé dans l’étape préliminaire du projet (Île des ailes, 2011), présentée en extérieur, ainsi que dans la version in situ de 73° Nord présentée l’été dernier.
Cette fois, sans scénographie autre que celle créée par les danseurs évoluant dans l’espace scénique, la version en salle se dévoilera sous un nouveau jour. Pour soutenir le transfert, la chorégraphie continuera d’être accompagnée de musique et d’environnement sonore rappelant l’ambiance du lieu de conception et de création, intégrant entre autres quelques enregistrements de bruits de vents, de vagues et de mats de bateau. Le défi, pour la chorégraphe et les interprètes, sera alors de réussir à transmettre en salle la même poésie que celle ressentie par le public lors des présentations extérieures, avec tout le merveilleux que peut comporter l’environnement de St-Jean Port-Joli.
Selon les paroles même de la chorégraphe, le défi est de taille et pose deux questions: La transposition, dans une boite noire, d’une œuvre créée à la base pour être présentée sur le rivage du fleuve (chorégraphies dansées sur l’infini du ciel, grandiose de la nature, odeurs, atmosphère) permettra-t-elle au public en salle à ressentir la même chose devant le spectacle? La proposition en salle sera-t-elle trop figurative?
Pour le public, c’est le fait s’assister au spectacle qui permettra de répondre à ces deux questions. Cette expérience sera d’ailleurs enrichissante à deux types de spectateurs: ceux qui ont vu le spectacle sur le bord du fleuve et qui pourront comparer les deux types de présentations. Les autres, ceux qui découvriront le spectacle en salle, pourront apprécier une distillation et une intégration des éléments d’inspiration (vent, vagues, etc.) travaillées en résidence, tout juste avant la série de présentation, mais sans la présence immédiate de ceux-ci. À eux de se laisser porter par la danse dans un environnement plus austère.
Afin d’éclairer la lanterne de certains lecteurs, je présente ici deux extraits de textes qui amènent quelques pistes pour la définition de la danse in situ, une pratique assez courante en danse contemporaine et que l’on retrouve parfois au cœur même de certains festivals ou autres manifestations artistiques:
La danse contemporaine issue des expériences des avant-gardes et des ruptures des années soixante-dix est, depuis quelques années, de plus en plus présente hors des théâtres et des studios. Ses formes sont multiples et croisent Hip Hop et butô, acrobatie et gestes de métier, danse de couple et simple déambulation. Son inscription dans l’environnement architectural et humain en révèle la texture et favorise un rapport renouvelé avec les spectateurs.
«À s’aventurer dans des lieux impréparés, rues, places, bords de fleuves, «délaissés», urbains, parcs, manufactures et autres territoires des flux et des activités non artistiques, les danseurs s’exposent à un certain nombre d’inconforts: conditions climatiques, dureté des sols, présence visuelle et sonore de l’environnement, attention flottante des spectateurs, quasi-impossibilité d’utiliser les ressources de la lumière…»1
«Les questions liées au rôle et à la place du public dans l’œuvre de danse contemporaine et celles liées à l’espace de création et de représentation, sont au cœur des démarches de la danse in situ. Elles me semblent à ce titre être révélatrices des problèmes soulevés lorsque la danse sort du théâtre et de l’espace conventionnel occidental du spectacle d’art vivant. A priori, avec la création chorégraphique in situ, le chorégraphe façonne autrement le geste dansé et conçoit autrement l’espace frontal. Par conséquent, il élabore une relation différente entre l’espace de réception et l’espace de représentation telle qu’habituellement fragmentée dans nos théâtres.»2
Quelques liens
Et finalement, fidèle à mon habitude, je propose quelques liens Internet pour peut-être vous rapprocher un peu plus du travail de la compagnie Fleuve | Espace danse, pour vous offrir une porte d’entrée au spectacle 73° Nord, ou simplement pour titiller votre imaginaire.
1.- Ce ne sont pas directement les oiseaux migrateurs qui ont inspirés Chantal Caron mais plutôt leurs «cousins» asiatiques : Danse des grues du Japon
2.- Pour s’émerveiller du monde des oiseaux, une très impressionnante volée d’oiseaux dans le ciel : La dance des oiseaux
3.- À mon avis, un des plus beaux oiseaux au monde (le paradisier) dans ses techniques de drague : Le paradisier : techniques de drague
4.- Pour une autre utilisation de la nature du bord de mer. Voir, dans le film de Raoul Ruiz (1986), l’extrait allant de 46:00 à 51:00 qui présente une section de la chorégraphie Mammamme de Jean-Claude Gallotta (On trouve le film sur la deuxième ligne en partant du bas).
1EXTÉRIEUR/DANSE Essai sur la danse dans l’espace public par Sylvie Clidière et Alix de Morant.